Courrier : Précédemment : ♦ La puissance de la mort |
Théologie Comment Jésus nous sauve
Si vous entrez dans une église ce Vendredi saint, vous y verrez une petite foule disparate, semblable à la foule des Juifs pieux venus à Jérusalem célébrer la Pâques lors du premier Vendredi, celui où Jésus fut exposé en croix. Vous y trouverez la foule de ceux qui jouissent en secret d’entendre à nouveau hurler ces mots : "à mort ! à mort !" qui les soulagent pour un instant du poids de leur colère. Et puis il y aura, dispersé au milieu des autres, le petit nombre de ceux qui, comme Marie, comme Jean et comme Marie Madeleine, se tiennent au plus près, tout contre la croix de Jésus et, avec lui et comme lui, souffrent de ses souffrances et meurent de sa mort. Tout le mal Vous avançant pour vénérer la Croix, vous y apporterez tout le mal, celui que vous avez fait peut-être et celui qu’on vous a fait, et le mal aussi que vous avez vu faire à d’autres et qui vous a scandalisé. Les humiliations, les souffrances cachées, la honte. Vous baiserez les pieds de celui qui "n’a plus figure humaine… rien pour attirer les regards1" et qui vous ressemble tant. Le Christ, pendant les jours de sa vie dans la chair offrit, à grands cris et dans les larmes, des prières et des supplications à Dieu qui pouvait le sauver de la mort2 Être "sauvé", c’est toujours "…de la mort". Parce que le mal, par essence, est meurtrier. Il agit sur la sphère existentielle et s’attaque à votre existence, votre droit d’être là, votre permis de vivre. Que vous soyez homme ou femme, brun ou roux, trop grand ou trop petit, trop intelligent ou trop maladroit, vous êtes toujours déjà "trop" – "de trop" – aux yeux de ceux que dérange votre seule présence, et "trop" finalement aussi à vos propres yeux. "Pas comme les autres" est le reproche ultime. C’est la chair qui est visée, la chair asphyxiée qui ne sait plus où trouver sa vie, ni qui la lui permet. La souffrance Méprisé, abandonné des hommes, homme de douleurs, familier de la souffrance, il était pareil à celui devant qui on se voile la face3. On a dit souvent que la religion catholique accordait à la souffrance une importance démesurée. Notre siècle épris de bien-être l’a jugée mortifère. Les maîtres de tous ordres aujourd’hui répètent à l’envie que ce n’est pas la souffrance qui compte, ni le péché, mais le bonheur de vivre et d’être aimé. On a cru qu’il suffisait de le dire pour que cela soit. Souffrir aujourd’hui est une anomalie, une maladie qui se soigne chez le psy4. Au journaliste qui lui demandait un dimanche, lors d’un entretien télévisé : "Comment Jésus nous sauve-t-il ?", le religieux répondait : "Je ne sais pas", laissant son interlocuteur désemparé. Parvenu déjà au but, on a oublié le chemin et la traversée, l’évidence pourtant maintes fois réaffirmée dans les évangiles du passage par la souffrance et par la mort pour entrer dans la vie. On a fait comme Pierre « quand Jésus commença à annoncer à ses disciples qu’il fallait qu’il souffrît beaucoup de la part des anciens, des chefs de prêtres et des scribes, qu’il fût mis à mort, et qu’il ressuscitât le troisième jour", qui aussitôt lui rétorqua : "Cela ne t’arrivera pas5". Or la souffrance ne se choisit pas, elle s’impose. Vivre est à ce prix. La question n’est donc pas de ne pas souffrir ou souffrir moins, comme on le voudrait bien, mais de savoir où cela nous mène et s’il est une porte de sortie. La supplication … à grands cris et dans les larmes, des prières et des supplications6. Chacun porte en soi une question unique et singulière, existentielle, et la culpabilité qui vient avec. Or, c’est cette question-là précisément qui, tôt ou tard, devra parvenir à son expression la plus nue, dépouillée de tous les moyens vertueux et souvent héroïques de l’affronter seul. À chacun sa formulation propre. Pour Jésus sur la croix, ce fut cette parole du psaume : "Père, pourquoi m’as-tu abandonné ?7" Pour un autre, ce sera une autre question, d’autres mots, mais exhalés toujours dans un dernier souffle, comme on saute dans le vide sans savoir où l’on tombera et si quelqu’un sera là qui vous rattrapera. Si nous avons été unis à lui dans une mort semblable à la sienne, nous le serons aussi dans une résurrection semblable à la sienne8. Passé et futur s’articulent ici dans un même plan où mort et résurrection se répondent en un seul mouvement ; où "une résurrection semblable à la sienne" apparaît comme la suite logique et inéluctable d’"une mort semblable à la sienne" ; où la nouveauté de vie9 atteste du passage de l’une à l’autre qui porte son fruit dès à présent, jusqu’à l’extinction de toute forme d’accusation. En sacrifice de réparation Car il est mort, et c’est pour le péché qu’il est mort une fois pour toutes ; il est revenu à la vie, et c’est pour Dieu qu’il vit. Ainsi vous-mêmes, regardez-vous comme morts au péché, et comme vivants pour Dieu en Jésus Christ10. La souffrance n’a pas disparu, mais elle ne pactise plus avec l’accusation – qui est l’autre nom pour le "péché". "Vivants pour Dieu" annule ainsi définitivement toute autre forme de jugement qui vous contesterait votre droit de vivre et d’être là. La souffrance qui s’abîme en pure supplication apparaît alors comme un travail et une mission de "réparation" pour beaucoup d’autres : Broyé par la souffrance, il a plu au Seigneur. S’il remet sa vie en sacrifice de réparation pour le péché, il verra une descendance, il prolongera ses jours : par lui, ce qui plaît au Seigneur réussira11. Comme le boulanger pétrit la pâte pour l’aérer et la faire lever, la souffrance travaille la chair – qui n’est pas que ma propre chair mais celle aussi d’une humanité plus vaste, opaque à la présence de Dieu et dont je suis solidaire –, pour y introduire le souffle de la nouveauté qui la fera vivre. Se savoir sauvé n’est pas que pour soi mais pour les autres, pour qu’en ce monde et dans toutes les générations soit annoncée la vie, victorieuse de la mort et du péché. Viviane de Montalembert 04 19 ________________ 1. Isaïe 53, 2 |