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Philippe Lefebvre

Courrier :
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Théologie

Jérusalem, ville mouvante

Comment un lieu saint peut larguer les amarres
(Notes1)


Je vous propose ici un parcours sur Jérusalem à travers la Bible. Je qualifierais mon approche de "poétique". Attention ! Je ne veux pas dire par ce mot que je prends congé de la réalité ni de l’histoire ni de l’archéologie. J’appelle "poétique" ici les manières complexes, riches, inattendues selon lesquelles les textes bibliques nous présentent Jérusalem. Un lieu, ce n’est pas seulement un endroit répertorié sur lequel il est loisible d’accumuler des renseignements ; c’est aussi un espace vécu dont on ne peut pas tout à fait rendre compte par des définitions ou des données objectives. La présentation poétique que la Bible propose de Jérusalem et dont j’essaierai de donner quelques aperçus suggère ces manières complexes de "vivre" la ville. Jérusalem est aimée et détestée, elle n’est pas grand chose et elle se dresse au cœur du monde connu, elle est bien là mais elle signale une autre Jérusalem, elle est enclose dans ses remparts mais elle n’existe qu’ouverte, en réseau avec d’autres cités, elle est humaine et divine, elle est connue mais demeure inconnue. On est sensible dans la Bible au fait que les lieux nous échappent. Ce qui paraît le plus statique, le plus enraciné est bien souvent évoqué comme une réalité mouvante, qui largue les amarres par lesquelles on pensait la river. Jérusalem fuit, à moins qu’elle ne vienne vers nous pour, peut-être, se fonder chez nous.

♦  Deux Jérusalem ?

Tout le monde sait, depuis plusieurs millénaires, où se trouve Jérusalem. Son nom cananéen vient de Urushalim : la "fondation du dieu Shalem". Le texte biblique, reprenant ce nom, méditant sur l’emplacement de cette cité "que le Seigneur a choisie", nous en montre des dimensions inattendues. Si Dieu y réside, alors l’expérience urbaine qu’on peut y faire se transforme. De fait, si le nom s’écrit en hébreu biblique Yeroushalem, tout lecteur qui le prononce doit faire entendre la forme Yeroushalayim. Celle-ci est affectée de la marque du duel – le –ayim final -, le duel marquant que deux éléments sont pris en compte. Dans Yeroushalayim, la forme orale, on entend donc "les deux Jérusalem". Quelles sont-elles ? Les interprétations souvent proposées parlent à juste titre de la ville haute et de la ville basse, ou de la ville ancienne et de la ville neuve. Le roi Josias envoie ainsi consulter la prophétesse Hulda lors d’un moment crucial de son règne ; elle habite "la ville neuve", un quartier récemment construit de la cité, que l’hébreu appelle littéralement « la ville seconde » (2 Rois 22, 14) ; il y aurait donc bien deux Jérusalem, autrement dit deux parties d’époques ou d’altitudes différentes. Mais le texte biblique ne se réfère jamais explicitement à ce type de dualité. Par contre, il joue souvent sur des phénomènes de dédoublement intrinsèque, "ontologique", de la ville. C’est ce que je voudrais montrer ici.

Dans le Nouveau Testament, la cité sainte a deux noms : Yerousalem, translittération du nom écrit dans le texte hébreu, et Ierosoluma qui désigne plutôt la ville administrative de l’époque de Jésus. Ces deux appellations maintiennent l’idée d’une ambivalence de la cité, celle-là même où Jésus entre comme un roi, acclamé par la foule, avant d’aller, aussitôt après, chasser les marchands du temple (Matthieu 21, 1-13). Dans son invective contre ces vendeurs (Mt 21, 13), il reprend deux caractérisations contradictoires du sanctuaire tirées des prophètes : le temple est pour Isaïe une « maison de prière » (Isaïe 56, 7) et elle est devenue « une caverne de bandits » selon la pique de Jérémie (Jérémie 7, 11). On pourrait donner bien des exemples dans les évangiles de ces deux Jérusalem qui sans cesse affleurent, se superposent, se combattent.

♦  Jérusalem, une ville faite de lieux vagabonds

Sion

La colline de Sion semble ainsi désigner d’abord la forteresse cananéenne, conquise par David, sur l’éperon rocheux au sud-est de l’actuelle Jérusalem : "David prit la forteresse de Sion, c’est-à-dire la Cité de David" (2 Samuel 5, 7). Pourtant un grand nombre de passages situe Sion, sur le flanc oriental certes, mais nettement plus au nord : le nom désigne alors la colline sur laquelle sera bâti le temple (Isaïe 2, 3 ; Amos 1, 2 ; psaume 9, 12…). Quand Salomon s’apprête à faire la dédicace de ce sanctuaire qu’il vient de construire, on nous dit qu’il "rassembla auprès de lui, à Jérusalem, les anciens d’Israël et tous les chefs des tribus, les princes des familles des Israélites, pour faire monter depuis la cité de David, c’est-à-dire Sion, l’arche de l’alliance du Seigneur" (1 Rois 8, 1). Dans de nombreux textes bibliques – psaumes, prophètes -, Sion devient un nom pour Jérusalem tout entière (cf. 2 Rois 19, 31…). Dans les premiers siècles de l’ère chrétienne, une tradition s’implante qui perdurera jusqu’à nos jours, plaçant Sion à l’opposé de sa situation primitive sur le flanc occidental de Jérusalem. Sion est donc située à Jérusalem soit au sud-est, soit au plein est, soit à l’ouest, soit partout !

Le tombeau de David

Il est à Jérusalem un autre lieu errant qui fait de la ville si connue un territoire qui nous échappe : le tombeau de David. Le récit relatant la mort du roi se termine sur ces mots : "David se coucha avec ses pères et il fut enseveli dans la Cité de David" (1 Rois 2, 10). Nous avons vu plus haut que l’appellation "Cité de David" se réfère à la colline escarpée de Jérusalem que ce roi a conquise sur les Jébuséens (2 Samuel 5, 7). Mais ce toponyme est aussi appliqué à Bethléem, la ville où David est né. Quand on dit que le jeune David, une fois devenu écuyer de Saül, retourne "dans sa cité" (1 Samuel 20, 6), il s’agit bien de cette bourgade sise dix kilomètres au sud de Jérusalem. Quand, au début de l’évangile de Luc, l’ange annonce aux bergers qu’"un sauveur (leur) est né dans la cité de David" (Luc 2, 11), ces derniers ne tergiversent pas : "Allons donc jusqu’à Bethléem" s’exhortent-ils les uns les autres (Luc 2, 15).

Le(s) temple(s)

Pour les auteurs bibliques, le premier temple fut élevé par Salomon, le fils de David. Dans une lettre diplomatique de belle tenue, celui-ci demande à Hiram, le roi de Tyr, son voisin du nord, de lui envoyer des bois de cèdres, "car il n’y a personne chez nous qui soit habile comme les Sidoniens pour abattre des arbres" (1 Rois 5, 20). Ces essences précieuses sont destinées à "la maison" que Salomon s’apprête à bâtir « pour le nom du Seigneur » (1 Rois 5, 19). Hiram s'exécute de bonne grâce : les cèdres seront envoyés sur mer, le long de la côte, leurs troncs assemblés en énormes radeaux.

De fait, dans le temple que Salomon construit, on trouve du cèdre comme revêtement (1 Rois 6, 9-16). Mais là où le cèdre apparaît vraiment avec profusion, là où la Forêt du Liban est pour ainsi dire reconstituée par l'architecture, c'est dans un bâtiment adjacent que le texte appelle « la maison de la Forêt du Liban » (1 Rois 7, 2-3) : "Celle-ci avait cent coudées de longueur, cinquante coudées de largeur et trente coudées de hauteur2, sur quatre3 rangées de colonnes de cèdre, avec des planches de cèdre au-dessus des colonnes. Un plafond de cèdre était au-dessus des planches qui étaient sur les quarante-cinq colonnes, quinze par rangées". Qu’est-ce que la maison de la Forêt du Liban ? Elle passe pour le palais du roi. Pourtant le texte n’est pas tout à fait clair à ce propos. On lit en effet au début du chapitre 7 : "Quant à sa maison, Salomon la bâtit en treize années et il acheva toute sa maison. Et il construisit la maison de la Forêt du Liban : cent coudées de long etc." (1 Rois 7, 1-2). Cette dernière maison semble bien être une autre construction que le palais dont on ne nous dit rien.

 Jérusalem et Tyr, cités jumelles

Alors, Salomon a-t-il demandé qu'on entame la forêt du Liban pour construire le temple, comme il l’annonce, ou bien la maison de la Forêt qui passe pour appartenir au quartier du palais ? À moins que la maison de la Forêt du Liban ne soit un temple. Et de fait — cela a été plusieurs fois remarqué4 — les mesures de cet édifice (des multiples de cinquante coudées), son ampleur générale, l'usage de plusieurs termes techniques spécialisés pour le décrire permettent de comparer la maison de la Forêt du Liban au temple évoqué dans la dernière partie du livre d'Ézéchiel (aux chapitres 40-43). Disons un mot de ce sanctuaire énigmatique. Pendant l’exil, le prophète Ezéchiel, lui-même membre de la déportation en Babylonie, est mystérieusement emmené par la main de Dieu jusqu’à Jérusalem où le temple et les remparts ont été détruits et incendiés. Et là, sous la conduite d’un être fascinant – un ange ? -, il parcourt les différentes parties d’un temple qui est là sans y être encore : ce temple peut être décrit précisément, et pourtant il n’est pas bâti, personne d’autre qu’Ezéchiel parmi les humains ne saurait le contempler. Il faut aussi noter que, dans le livre d’Ezéchiel, le roi de Tyr semble être un double du roi de Jérusalem : il est évoqué comme un roi prêtre, un nouvel Adam, fort ressemblant à Salomon lui-même. « Plein de sagesse », il marche dans l’opulence, revêtu d’un manteau chargé de pierres précieuses – celles-là mêmes que l’on trouve sur le pectoral du grand prêtre des Juifs. Or, ce monarque hors pair sera rejeté du fait de son orgueil oublieux de Dieu (Ezéchiel 28). Dans le complexe du temple d’Ezéchiel, les rois – appelés seulement "princes" - auront une part modeste (Ezéchiel 44, 3) et sont exhortés à une vie de justice et d’équité (Ezéchiel 45, 9-17).

De ce jeu d’échanges entre le premier livre des Rois et le livre d’Ezéchiel, on perçoit que Jérusalem se trouve dédoublée : la cité de Tyr et son roi apparaissent comme les visages distanciés de Jérusalem et de Salomon. Quant au temple insaisissable que le prophète évoque, il semble bien s’annoncer pour la première fois dans cette fameuse maison de la Forêt du Liban que Salomon construit et que l’on ne peut guère enrégimenter facilement dans un ensemble palatial qui serait clairement répertorié comme tel. Il faut d’ailleurs noter que le nom Liban tend, à partir de la période postexilique, à désigner le temple de Jérusalem chez les prophètes et dans les psaumes5.

On trouverait d’autres passages dans la Bible qui permettraient de conforter cette dynamique des deux temples6. Je n’en retiendrais qu’un seul dans le Nouveau Testament : Jean 2.

♦  Jérusalem et ses voyages dans le temps

Si les espaces de la cité se dédoublent, la ville connaît aussi des dédoublements dans le temps. Jérusalem apparaît tardivement dans le texte biblique : il faut attendre le sixième ouvrage de l’Ancien Testament, le livre de Josué, pour qu’enfin elle soit nommée ! Son roi, Adonisédeq ("Mon Seigneur est justice"), organise une coalition avec quatre confrères rois de la région pour résister à l’avancée des Hébreux qui prennent peu à peu possession du pays (Josué 10). Les cinq rois seront finalement défaits. Alors qu’ils se sont réfugiés dans une caverne, Josué ordonne que des pierres en soit roulées sur l’entrée et, quand la victoire des Hébreux est patente, le même Josué les fait sortir, les pend à des arbres et remet leurs cadavres dans la caverne en prenant soin de la boucher définitivement par de grosses pierres. C’est là un des exemples d’une scène obsédante, surtout dans le livre de Josué puis dans ceux de Samuel : le roi suspendu et mis en un trou en terre sur lequel on roule une pierre. Les évangélistes, tout particulièrement Matthieu, se souviennent évidemment de cette scène dans leurs évocations respectives de la mise au tombeau du Christ7. Mais une nouveauté s’est produite : devant le roi de Jérusalem, Jésus, crucifié et mis au tombeau, la pierre s’est déplacée au troisième jour et il est sorti du sépulcre.

Le fait que la première mention de Jérusalem présente cette cité initialement comme une ville ennemie des Hébreux introduit à nouveau une distance dans le « concept » de la ville : la cité sainte a pu être autrefois une ville tout à fait hostile. La ville du Christ, pourrait-on dire, fut aussi la ville de l’antichrist, Adonisédeq. Mais ce même Adonisédeq, roi de Jérusalem, est lui-même en exacte opposition avec un de ses quasi homonymes : Melchisédeq ("Mon roi est justice"), roi de Salem, dont la Genèse (14, 18-20) nous parle. Salem est-il en fait le premier nom de Jérusalem ? Peut-être. Cette ville mystérieuse est en tout cas dirigée par un roi bien différent d’Adonisédeq et des autres souverains qui l’entourent (cf. Genèse 14, 1-2), eux qui ne pensent qu’à guerroyer, à tuer, à piller. Melchisédeq est, de tous ces rois, le seul qui parle, qui bénisse, qui donne. Rencontrant Abraham, il lui présente le pain et le vin, accompagnant cette offrande d’une bénédiction au nom du "Dieu Très-Haut". Que la cité de ce roi épisodique soit ou non une annonce de Jérusalem, c’est un souverain de cette espèce qu’on désire voir un jour à Jérusalem. Il apparaît de fait en filigrane dans le geste eucharistique que le Christ accomplit avant d’entrer dans sa passion et d’être déclaré "roi" - fût-ce ironiquement. Deux Jérusalem sont donc envisagées au fil du temps qui toujours s’enchevêtreront : celle de Melchisédeq, la ville où l’on bénit et où l’on donne, celle d’Adonisédeq, la cité rebelle, prête au carnage.

♦  Jérusalem diffractée, associée, itinérante

Il y aurait bien d’autres élaborations bibliques sur les lieux à mettre en lumière pour éclairer la richesse de la ville de Jérusalem. C’est ainsi que Jérusalem ne se comprend vraiment que dans ses liens avec d’autres cités ; pour ne prendre que quelques exemples, mentionnons Bethléem, Hébron, Jéricho, Sichem, Guibéa, mais aussi Ninive, Babel, Damas, Tyr et, dans le Nouveau Testament, Athènes et Rome. La plupart du temps, Jérusalem est appariée à une cité en un rapport gémellaire complexe (nous avons vu l’exemple de la cité sœur de Tyr), et l’ensemble des paires qu’elle forme avec chacune d’elles constitue un riche réseau. Aller à Jérusalem, c’est entrer dans un écheveau de villes qu’il est nécessaire de prendre en compte, tant les relations, les jeux de miroirs de l’une avec l’autre sont essentiels pour comprendre l’une et l’autre. De même, comme nous l’apprennent les fêtes de pèlerinage qui amenaient trois fois par an les Juifs à Jérusalem, notre cité est inséparable des routes qui conduisent vers elle et qui partent d’elle. Elle n’est jamais une enclave, une entité géographique embastionnée dans ses remparts ; elle est une ville qui ouvre à toutes les villes, un lieu de résidence qui, paradoxalement, nous met en chemin.

Philippe Lefebvre 02 17


1.  D'après quelques notes proposées le 5 janvier 2017 aux Bernardins, à Paris, lors de la conférence inaugurale d’un cycle consacré à Jérusalem dans l’art. J’en avait fait précédemment un développement plus substantiel dans un article pour la Revue Communio, intitulé « Jérusalem et ses doubles », tome 41/4, 2016p. 37-46.

2. Cela fait un volume presque cinq fois plus important que celui du temple.

3. Je laisse ici la mention des quatre rangées que donne le texte hébraïque, corrigée en trois par plusieurs traducteurs modernes.

4.  Voir en particulier Walter Zimmerli, I am Yahweh, John Knox Press, Atlanta, 1982, pp. 118-119. On trouvera aussi de précieuses indications au fil du texte dans ses volumes de commentaire sur le livre d'Ézéchiel : Ezechiel, Neukirchen-Vluyn, 1969.

5. L’étude classique sur la question est un article ancien de Géza Vermes, « The Symbolical Interpretation of Lebanon in the Targums : the Origin and Development of an Exegetical tradition », J.T.S. 9, 1958, p. 1-12.

6. Amos (5, 26) reprend ce thème de manière polémique : le peuple garde un sanctuaire idolâtre parallèle au temple. Dans la traduction grecque des Septante, le passage suggère même qu’au désert les Hébreux portaient deux sanctuaires : la tente du Seigneur et celle de Moloch ! C’est cette version que reprend le diacre Etienne dans son discours final (Actes 7, 43).

7. Dans le livre de Josué, une formule revient sans cesse pour désigner les pierres roulées sur l’embouchure des tombeaux : « elles y sont restées jusqu’à ce jour » (cf. Jos 7, 26 ; 8, 29 ; 10, 27…). La formule se retrouve dans l’évangile de Matthieu (28, 15), en se rapportant non plus à la pierre du sépulcre qui, elle, a roulé pour permettre la sortie, mais à la rumeur, orchestrée par les pouvoirs en place, selon laquelle les disciples sont venus enlever le corps du Christ : cette fable s’est propagée « jusqu’à ce jour ».

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